Le sacrifice

On aurait dit une fête. Non. Il s’agissait exactement de cela: une fête. Tout le monde était là. Même Monsieur Raymond, le grand notable du bouk était présent. Tout de blanc vêtu, un canotier sur la tête qui tranchait férocement par sa couleur or de l’ensemble de son accoutrement. Il était assis en face de l’arbre, les yeux baissés, les pieds croisés.

Peut-être voulait-il mettre en valeur ses souliers blancs aussi, qui sait. Après tout il était le grand nègre du village. Dondon n’était pas assez grand de toute façon pour que quelqu’un d’autre lui fasse concurrence.

Il y avait des enfants parmi la foule. Éloïse s’en étonna. Comment pouvait-on accepter qu’un enfant soit témoin de ce qui allait arriver ? Encore une fois sa grande sensibilité prit le dessus ; elle s’inquiétait toujours plus du sort des autres que du sien.

La preuve, elle était bien là, attachée à cet arbre par les mains, quasi nue, à part la jupe blanche que de force on lui avait mise. Ses seins pointaient comme deux mitrailleuses que la Paix empêchait de servir.

Des mitrailleuses qui n’avaient jamais encore servi à la vérité. Elle se réservait. Et pendant quelques secondes elle le regretta amèrement car cela ne lui a finalement servi à rien.

« Les chiens ! » se dit-elle, furieuse. Tous ils voulaient sauver leur peau. Peu importe si ça implique le sacrifice d’une jeune femme innocente de vingt-deux ans ou le lynchage de son père désespéré.

Après tout c’etait quoi une jeune fille ? Rien que deux seins, un vagin, quelques mèches de cheveux… rien franchement qui ne puisse être donné, en échange de bénéfices plus importants…

Au contraire ils semblaient etre persuadés qu’ils accomplissaient une bonne action, car qui sait, peut-etre bien qu’Éloïse allait se faire engrosser par le premier venu qui l’aurait abandonnée ensuite.

Ils semblaient presque lui dire : « petite ingrate, tu devrais nous remercier. Nous t’évitons de bien plus grands malheurs. La vie est dure, nous t’aidons à ne pas l’affronter ! »

Mais quel culot quand même ! Les remercier ! Elle aurait préféré l’affronter cette vie, et perdre, au lieu de subir le sort qu’on lui réservait.

Et dire qu’il y a trois jours elle était encore avec ses camarades de la Faculté de linguistique appliquée. Trois jours qui ressemblaient à trois années. Port-au-Prince était bien loin maintenant. Si loin.

Elle eut une furieuse et incompréhensible envie de rire. Rire, rire, rire d’un rire frénétique. Sans mesure. Rire  pour oublier. Rire pour défier la foule réunie en cercle autour d’elle.

Si seulement ses amis savaient ce qui était en train de lui arriver. Surtout Rodney. Il se serait sûrement démené pour la sortir de cette situation. C’est ce qu’il faisait toujours.

A cette pensée, l’envie de rire céda sa place à une envie de pleurer. De pleurer sans retenue. De pleurer sa décision de revenir. De pleurer de n’avoir pas fait l’amour avec Rodney. Tout pleurer. Se vider entièrement jusqu’à ce que son corps se dessèche et qu’il n’y ait plus que son sang à couler de ses yeux.

Pendant un instant Éloïse pensa vraiment à se laisser aller.

Mais elle se retint. Il ne fallait pas qu’elle leur donne cette satisfaction. Elle devait tenter de rester sereine. Méprisante au plus haut point et jusqu’au dernier moment. Elle devait leur faire voir qu’elle mourrait en reine. Les reines ne pleurent pas.

Éloïse se retint.

Éloïse est une reine.


 à suivre…

Jamy

De temps en temps, pour me convaincre que j'existe, j'écris.

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