Je t’appellerai Christine…

Il faisait jour depuis bientôt trois heures quand la jeune fille se réveilla. Le soleil arrosait consciencieusement la pièce,  révélant tout ce que la nuit avait masqué.

La petite table était à la même place. Il y a longtemps que la lampe avait dû s’éteindre sans doute à  cause de la mèche qui avait complètement brûlé. Le mélange de carton, de bois et de tôle paraissait encore plus incongru en plein jour.

Quand il pleuvait ici c’était un calvaire. La jeune femme était bien placée pour le savoir depuis le temps qu’elle vivait dans cette chaumière.

Il faisait encore froid malgré l’heure avancée. Éloïse sentit une douleur lancinante dans le bas-ventre quand elle voulut se lever et cela lui rappela les évènements de la veille. Elle avait enfanté.

Ou était-il d’ailleurs cet enfant ? Elle se le demandait juste par curiosité. Mais en fait elle n’avait aucune envie de le voir. Aucune. “Au moins maintenant j’en suis débarrassée”, se disait-elle.

– Ou reveye pitan m? demanda Dedette qui entrait dans la pièce au même moment.

Elle détestait lorsque la vieille l’appelait ainsi. Je ne suis pas ta petite enfant a-t-elle souvent voulu lui dire. Mais à chaque fois elle se rappelait avec quelle bonté Dedette l’avait recueillie et comment elle s’était occupée d’elle pendant ces derniers mois, et elle se ravisait.

Il est vrai que la vieille femme avait fait de son mieux pour que le séjour d’Éloïse soit le moins inconfortable possible. Elle n’y était bien sûr pas arrivée étant donné l’état rudimentaire des lieux, mais Éloïse appréciait quand même.

Grann Dedette avait dû être une assez belle femme dans le temps. D’ailleurs, elle-même elle le disait sans cesse à qui voulait l’entendre qu’il y a de cela quelques décennies, elle était aussi belle que la lune.

C’était un peu présomptueux de se comparer à un astre, mais on le lui pardonnait volontiers, tant sa compagnie était charmante. De sa beauté supposée, il ne restait vraiment pas grand-chose. A part les yeux.

Ah oui, les yeux de cette femme avaient dû faire fondre plus d’un. Pétillants, pleins de malice, ils dénotaient une personnalité rieuse. Une femme qui aimait s’amuser et qui savait le faire. Même à cet âge avancé (personne ne pourrait dire combien elle en avait vraiment), ils gardaient toute leur vivacité et lui donnaient une constante expression joyeuse.

Sinon elle ne serait qu’une vieille femme couverte de rides, de très petite taille (elle détestait qu’on en parle), si petite qu’on pouvait en rire, et toujours occupée avec ses chèvres, moutons et autres animaux qu’elle élevait dans la cour arrière.

– Wi, répondit la jeune maman, mwen reveye wi.

– Sanble w ponkò janm voye je gade tibebe a ? dit Dedette qui savait qu’Éloïse ne voulait pas de l’enfant. En fait c’est elle qui a dû la convaincre de le garder.

Ce n’est qu’à ce moment-là que la jeune femme se rendit compte de la boule de toile à ses côtés. Elle n’avait même pas pensé à regarder !

Il est vrai qu’elle n’en voulait pas, mais la curiosité fut plus forte. L’enfant était enveloppé de plusieurs linges. Il étouffait presque. Mais c’était ainsi dans les campagnes haïtiennes on dirait qu’on ne voulait absolument pas que la lumière du jour touche la peau du nouveau-né.  A croire que chez nous tous les bébés sont des vampires.

Eloïse enleva un à un les linges autour de l’enfant et eut un choc lorsqu’elle vit son visage : il était tout simplement magnifique. Ses traits étaient tellement bien dessinés qu’on croirait un tableau. La bouche était toute menue et s’s’ouvrait sur une minuscule lèvre inférieure toute rose. 

La jeune mère n’arrivait pas à détacher son regard du petit être.  Elle sentit soudain un sentiment de fierté l’envahir.  L’enfant, comme s’il le devinait, lui sourit tout à coup.  Son premier sourire. Eloise sentit son cœur fondre et ses défenses tombèrent une à une. Elle sut tout de suite que cet enfant-là saurait se faire aimer.

– C’est une fille Grann Dedette,  tu as vu ?  c’est une fille ! dit-elle à la vieille femme qui s’était entre-temps rapprochee du lit où se tenaient la mère et l’enfant. 

– Sò w di la Elo ?  Ou pa wè se yon tifi li ye ? répondit Dedette.

C’est alors qu’Éloïse se rendit compte qu’elle avait parlé français,  une langue qu’elle adorait mais dont Dedette ne comprenait un traître mot. Elle rit et ne prit pas la peine de répondre.  Elle contemplait son enfant.  Celui-ci tout d’un coup se mit à pleurer. Cette fois ses pleurs n’agacaient pas la jeune mère. 

– Ti pitit la mande tete wi,  bèy li non

– An bon se konsa li mande tete ? répondit Éloïse.  Bon ou poko menm fèt ou gentan bezwen manje ti cheri? poursuivit-elle s’adressant cette fois au nouveau-né de sa plus tendre voix.

Elle ne demanda pas à Dedette comment elle savait que le bébé avait faim, vu que cette dernière n’a pas eu d’enfants, du moins pas à sa connaissance. Ceci dit, elle dégagea un sein et mit le mamelon dans la bouche du petit ange qui y mordit goulument.

– Kijan w ap rele y pitan m ?  Reprit la vieille.

Eloise reflechit quelques secondes.  Elle n’y avait pas encore pensé.  Allait-elle la garder ?  Elle le croyait,  oui. Il y de cela quelques minutes, et même pendant les dix mois qui précèdent, elle n’en voulait pas. Mais c’était sans compter le charme divin du bébé qu’elle avait pris dans ses bras. Il fallait lui trouver un nom.

– Christine, dit-elle.  Je vais l’appeler Christine. Parce que je veux qu’elle devienne chrétienne et que jamais elle n’ait à faire face à ce que sa mère a enduré, poursuivit-elle les yeux perdus au loin par la fenêtre ouverte.

“Elle s’appellera Christine.”


Jamy

De temps en temps, pour me convaincre que j'existe, j'écris.

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